« Utile ou pas utile les sciences sociales dans les politiques du cancer ? Recherche, diagnostic, accès à l’innovation, parcours de soins, place des patients, transformation des pratiques professionnelles et des relations soignants-soignés … Depuis la mise en place du 1er Plan cancer, les choses ont bien changé dans la prise en charge du cancer. Comment garantir à tous un accès équitable aux soins ? Comment organiser un parcours humanisé pour les malades ? Comment les sciences sociales peuvent contribuer à la compréhension et l’élaboration des politiques de lutte contre le cancer ? », interroge Stéphanie Chevrel, Présidente de l’Observatoire de l’Information Santé, modérateur du débat organisé au Centre de Sociologie des Organisations de Sciences Po et du CNRS sur la place des sciences sociales dans les politiques de lutte contre le cancer.
Pour tenter de répondre aux défis actuels auxquels sont confrontés tous les acteurs privés et publics, et au premier plan, les professionnels de santé et les patients et leurs associations, Patrick Castel, sociologue à Sciences Po, est spécialiste de sociologie des organisations et des questions de santé. Il est l’auteur, avec Henri Bergeron, d’un ouvrage sur la Sociologie politique de la santé et co-auteur du livre sur « Les politiques de lutte contre le cancer en France », publié aux presses EHESP, à l’origine de ce débat.
Donner la parole aux malades
« Les sciences sociales de la santé regroupent de nombreuses disciplines : la psychologie, l’économie, la géographie, la science politique, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie ... Chacune a ses méthodes propres, ses questionnements privilégiés mais aussi ses recoupements, ses désaccords, ses chevauchements. La sociologie de la santé est une longue histoire qui s’est beaucoup structurée autour des États Unis, dans l’après-guerre. En France, c’est un pan important de la discipline. Une revue lui est dédiée depuis plus de 30 ans : « Sciences Sociales et Santé ». Ses domaines privilégiés ont d’abord porté sur le fonctionnement de l’hôpital, comment s’organiser à l’intérieur de l’hôpital, comment structurer les soins et la recherche. Puis beaucoup d’efforts ont été déployés pour donner la parole aux malades, la sociologie y a beaucoup contribué, elle qui s’était d’abord fait connaître dans les années 70 à travers une critique assez forte de la dominance médicale pointant le poids de la médecine dans les systèmes de santé et à tous les niveaux ».
Analyser la structuration de la lutte contre le cancer à travers les Plans cancer
« Les médecins sont très structurants dans le système de santé. L’épidémie de sida a permis de rebattre les cartes. Tout comme dans les maladies rares, les associations ont été très actives et ont contribué à structurer la recherche. Elle a été un moment de renouvellement très important pour la sociologie de la santé lié aux événements, mais aussi aux financements d’institutions, telles que l’ANRS. Depuis les plans cancer, la sociologie et les sciences sociales ont généralement bénéficié de financements conséquents. Depuis le début des années 2000, de nombreux travaux financés par l’Institut National du Cancer (INCa), la Ligue contre le cancer ont permis de soutenir des thèses, des post-doctorats, des contrats de recherche.
Nous nous sommes rendu compte que de très nombreux travaux et livres étaient publiés sur l’expérience des malades, sur la relation médecins – patients, mais peu sur les politiques publiques. Cela a été le point de départ du livre « Les politiques de lutte contre le cancer en France » réalisé avec Pierre André Juven, chargé de recherche au CERMES, l’un des hauts lieux de la sociologie de la santé et Audrey Vézian, chargée de recherche au laboratoire Triangle. Nous avons souhaité mettre en visibilité l’apport de la sociologie à l’analyse de l’action publique en adoptant un point de vue historique. Nous avons observé la situation avant puis lors des plans cancer ; nous avons voulu situer les plans cancer dans l’histoire plus longue des politiques de lutte contre le cancer ».
Mettre en lumière les points d’accord et de désaccord, les jeux des acteurs
« Nous avons voulu montrer que si la sociologie et la science politique sont parfois oubliées dans la santé, elles peuvent être des contributrices importantes à l’analyse des politiques publiques, comme c’est le cas dans d’autres secteurs. Nous avons rassemblé des auteurs, des chercheurs et sommes partis des recherches existantes qui pouvaient éclairer certains pans de l’action publique dans le cancer et en particulier certains problèmes pris en charge spécifiquement dans le cadre des plans cancer. Nous espérons ainsi avoir produit un éclairage différent et complémentaire des évaluations déjà existantes.
Si de nombreux chapitres sont consacrés dans ce livre aux politiques de recherche et d’innovation, domaine d’intervention majeur notamment de l’INCa, ce n’est pas un hasard. Des transformations majeures ont eu lieu dans ce domaine, soutenues par de nombreux acteurs, avec un fort écho dans les médias, et porteuses d’espoir pour les patientes et patients. Certains types rares de cancers du sein ou du poumon ont enregistré une amélioration considérable.
Certains sujets ne sont pas abordés dans l’ouvrage car il n’existe pas aujourd’hui d’analyse de la mise en œuvre et d’évaluation de la consultation d’annonce ou encore des réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP), créations importantes des plans cancer. On peut présager qu’il existe une grande différence et une grande variation dans l’appropriation de ces instruments. Ce livre apporte des éléments pour comprendre le paysage des politiques de lutte contre le cancer notamment les types de relations entre acteurs et institutions. Contribuer à mettre à jour les alliances et les points de désaccord entre acteurs est un des grands apports de la sociologie ».
La profusion d’organisations et d’acteurs pose le problème de la politique de coordination
« La profusion de création d’organisations, dont l’INCa en 2005 par le premier plan cancer, pose la question de la politique de coordination car si ces organisations sont créées pour coordonner, comment s’y prennent-elles ? Elles n’ont pas toujours de moyens financiers considérables, il leur faut parfois trouver d’autres ressources, des alliés qui vont contribuer au financement. Ces organisations n’ont pas toujours de liens hiérarchiques stricts avec les acteurs qu’elles sont censées coordonner ... Cette politique de coordination n’est pas spécifique au cancer, on l’observe dans l’enseignement supérieur ou dans la recherche ..., pourtant on crée toujours plus d’entités censées coordonner. L’INCa est devenu un acteur central, un point de passage presque obligé mais qui en même temps n’a pas une capacité autonome et est obligé de s’allier avec d’autres acteurs pour trouver d’autres ressources et moyens d’actions pour engager des actions collectives, ce qui est normal. Les médecins et notamment les hospitalo-universitaires n’ont pas été affaiblis par ces plans cancer, ce qui n’est pas toujours le cas lors de de la mise en place des plans santé. Les patients se sont organisés et structurés mais leur voix reste moins abrasive pour le pouvoir médical que dans d’autres champs de la santé. Peut-être que les choses changeront avec l’enjeu du prix du médicament ».
La sociologie, un contributeur important à l’analyse des politiques publiques
« Ce livre partiel est fondé sur des recherches qu’il faut poursuivre avec des sociologues immergés, au plus proche du terrain, et indépendants pour qu’ils puissent conserver une capacité d’analyse autonome, y compris critique ; c’est dans l’intérêt de tous les acteurs.
De nombreux défis attendent la lutte contre le cancer comme le virage ambulatoire, le développement de l’intelligence artificielle ou le big data qui nécessitent cette voix d’analyse critique des relations entre acteurs, y compris des relations de pouvoir, expression qui est encore souvent considérée comme un gros mot, alors que c’est consubstantiel à l’action collective ».
Stéphanie Chevrel.
Invités du débat : Thierry Breton, directeur général de l’Institut National du Cancer (INCa), Franck Chauvin, Président du Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), Emmanuel Jammes, Délégué Société et Politiques de Santé à la Ligue contre le cancer & Patrick Castel, sociologue au Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po - CNRS et co-auteur de l’ouvrage « Politiques du cancer, que peut apporter la sociologie ? » avec Audrey Vézian et Pierre-André Juven.
Modératrice : Stéphanie Chevrel, Présidente de l’Observatoire de l’Information Santé.
Captation réalisée par acteurs de santé Tv pour l’Observatoire de l’Information Santé, au Centre de Sociologie des Organisations de Sciences Po et du CNRS, à l’occasion du débat « Politiques du cancer, que peut apporter la sociologie ? » organisé autour de l’ouvrage « Les politiques de lutte contre le cancer en France » publié aux presses de l’EHESP.
En savoir plus :
http://www.cso.edu/home.asp
https://www.e-cancer.fr/
https://www.hcsp.fr/explore.cgi/Accueil
http://www.ligue-cancer.net
http://www.observatoiredelinfosante.com