Cancer, ériger la parole individuelle en instrument politique

Emmanuel JAMMES, Délégué Société et Politiques de Santé, Ligue contre le cancer

Le cancer est une maladie sociale, les sciences humaines et les sciences sociales ont toute leur place dans les politiques de lutte contre le cancer.

« Comment les sciences sociales peuvent contribuer à la compréhension et l’élaboration des politiques de lutte contre le cancer ? », interroge Stéphanie Chevrel, Présidente de l’Observatoire de l’Information Santé, modérateur du débat organisé au Centre de Sociologie des Organisations de Sciences Po et du CNRS sur la place des sciences sociales dans les politiques de lutte contre le cancer.

Pour en débattre et tenter de répondre aux défis actuels auxquels sont confrontés tous les acteurs privés et publics, et au premier plan, les professionnels de santé et les patients et leurs associations, Emmanuel Jammes est délégué à la mission Société et Politiques de santé de la Ligue contre le Cancer qui vient de fêter ses 100 ans. La Ligue finance de nombreux projets de recherche dans les sciences humaines et les sciences sociales et dispose également d’un Observatoire sociétal du cancer. En 2018, le thème portait sur le post-cancer.

Un Observatoire sociétal des cancers pour pointer les manques des politiques publiques
« Le livre souligne l’importance croissante et indispensable du rôle associatif et met bien l’accent sur la difficulté de passer d’une parole individuelle à une parole collective. Comment faire de la parole individuelle d’un individu qui est nécessairement singulier et d’une trajectoire de vie à travers la maladie qui est unique, un instrument plus collectif ? C’est là tout l’apport des sciences sociales. 
Dans le cadre du deuxième plan cancer, le pilotage d’une mesure spécifique a été confié à La Ligue contre le cancer. Il s’agit de la création de l’Observatoire sociétal des cancers avec l’apport des sciences humaines et des sciences sociales et l’observation du vécu de la maladie, soit quelque chose d’extrêmement intime. En tant qu’acteur associatif, nous avons ainsi mobilisé nos réseaux, nos comités départementaux avec des rencontres entre les bénévoles de l’association et les personnes malades, mais également développé des permanences sociale, juridique et psychologique pour comprendre les difficultés des malades et en faire un tout revendicatif. Car l’apport des sciences sociales n’est finalement socialement et publiquement utile que si on transforme des données consolidées en revendication. Pointer les manques dans les politiques publiques est un enjeu sociétal très important. »

Loi Kouchner sur le droit des malades, dispositif d’annonce et droit à l’oubli ont amélioré le vécu des malades du cancer
« Les Etats généraux des malades atteints de cancer en 1998 ont été un acte fondateur sur le plan associatif d’une part, mais plus globalement pour la prise de parole - certains parlent même de la prise de pouvoir - des personnes malades. Celles-ci ont alors clairement demandé qu’on arrête de les infantiliser, soulignant qu’elles pouvaient entendre certaines choses et devaient faire partie d’une discussion plus collective, et rappelant qu’elles n’étaient pas seulement un sujet de soins, un organe malade, mais aussi une personne atteinte d’une maladie. Cette prise de parole, tout comme celles d’autres acteurs du monde associatif préexistants et beaucoup plus militants, comme les malades atteints de HIV dans les années 1990, a participé à un élan collectif et aboutit en 2002 à la loi sur le droit des malades, dite loi Kouchner. Celle-ci garantit le droit des personnes malades et donne aux usagers du système de santé un poids dans les instances décisionnelles de santé. Cette loi fondamentale en France a permis d’une part de changer le modèle de représentation de ce qu’était une personne malade vis-à-vis du corps médical, mais plus globalement de montrer comment le collectif, la parole des personnes atteintes d’une pathologie chronique et en particulier d’un cancer, pouvait peser dans le débat public. L’avènement des Plans cancer, d’abord sous l’impulsion de la mission interministérielle puis de l’INCa, a finalement permis la contribution des malades dans la mise en œuvre et le développement des politiques publiques.
Deux autres actions plus particulières - avec un concours associatif très puissant - ont vraiment changé la représentation de la maladie pour les personnes atteintes de cancer : le dispositif d’annonce - qui permet en théorie de ne plus apprendre, par exemple, par un coup de téléphone de la secrétaire que vous avez un cancer - et, en 2014, l’avènement du droit à l’oubli. C’est sous la pression de personnes malades qu’a été obtenu un accord auprès des assureurs et des banquiers sur un certain nombre de critères. Les personnes qui ont eu un cancer mais qui n’en souffrent plus n’ont ainsi plus à le déclarer au-delà de 10 ans pour une pathologie cancéreuse simple et 5 ans pour les cancers pédiatriques. C’est une réelle avancée positive pour les personnes qui ont été victimes d’un cancer. » 

Aider les aidants en rendant plus accessibles les aides aux personnes malades
« L’apport du travail de l’Observatoire sociétal des cancers est de mettre en avant les difficultés qui aujourd’hui ne sont pas suffisamment prises en compte dans les politiques publiques comme, par exemple, les aidants. Le coût des séjours à l’hôpital coûte très cher à la collectivité et aux hôpitaux. Pour le réduire et sous la pression économique, le temps d’hospitalisation se raccourcit ; il faut renvoyer les patients chez eux le plus rapidement possible. Mais, avec ce virage ambulatoire, on observe que les économies réalisées pour la collectivité le sont aux dépens des aidants, qui supportent désormais une forte pression. De nombreux témoignages recueillis par l’Observatoire sont édifiants : des personnes aidantes ont dû arrêter leur travail pour pouvoir se consacrer à la personne malade, ces cas ne sont pas anecdotiques. Nous avons mené auprès d’elles des travaux sur un certain nombre d’aides disponibles qui les concernaient. Leur réaction n’a pas été de demander davantage d’aides pour les aidants, mais de rendre les aides plus facilement accessibles aux personnes malades. Cela semble évident, mais le système français a tendance pour résoudre un problème à empiler des stratégies de solutions alors qu’il existe déjà des solutions alternatives, notamment pour aider les aidants. »

La Ligue distribue chaque année 5 millions d’euros pour aider 12 000 familles à faire face à la maladie
« Enfin, de nombreuse études et publications récentes (Etudes Vican) s’intéressent à l’après-cancer. La Ligue a travaillé sur ce sujet dans le cadre de l’Observatoire et y a consacré son colloque en 2018 avec un prisme un peu différent : peut-on mesurer longtemps sans limite de durée, les traces de cancer dans la vie des personnes qui en ont été atteintes ? 10 ans, 20 ans, 30 ans ? La réponse est bien évidemment positive avec certaines disparités selon la localisation du cancer, le vécu préexistant à la maladie. 15 ans au minimum sont nécessaires avant de voir diminuer les signes délétères du cancer. Voir les stigmates s’estomper est très long tant sur le plan physique que psychologique, tant sur le plan de la vie sociale que de la vie professionnelle.
Au-delà de son rôle d’observation et de vigie, la Ligue mène également des actions extrêmement puissantes sur le terrain auprès des personnes malades, pour notamment aider et accompagner les personnes qui en font la demande. Face à la paupérisation des personnes malades atteintes d’un cancer et de leur famille, la Ligue contre le cancer distribue chaque année 5 millions d’euros pour aider 12 000 familles à faire face à la maladie comme, par exemple, payer un loyer. 

Cette question de la transformation de prise de parole individuelle en un instrument politique nous anime beaucoup. Je vous donne rendez-vous dans le cadre de l’Observatoire sociétal du cancer, le 20 novembre 2019, pour en discuter lors d’une journée de réflexion organisée par la Ligue. Le cancer est une maladie sociale, les sciences humaines et les sciences sociales ont toute leur place dans les politiques de lutte contre le cancer. »

Stéphanie Chevrel

Invités du débat : Thierry Breton, directeur général de l’Institut National du Cancer (INCa), Franck Chauvin, Président du Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), Emmanuel Jammes, Délégué Société et Politiques de Santé à la Ligue contre le cancer & Patrick Castel, sociologue au Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po - CNRS et co-auteur de l’ouvrage  « Politiques du cancer, que peut apporter la sociologie ? » avec Audrey Vézian et Pierre-André Juven.

Modératrice : Stéphanie Chevrel, Présidente de l’Observatoire de l’Information Santé.

Captation réalisée par acteurs de santé Tv pour l’Observatoire de l’Information Santé, au Centre de Sociologie des Organisations de Sciences Po et du CNRS, à l’occasion du débat « Politiques du cancer, que peut apporter la sociologie ? » organisé autour de l’ouvrage « Les politiques de lutte contre le cancer en France » publié aux presses de l’EHESP.

En savoir plus :
http://www.cso.edu/home.asp
https://www.e-cancer.fr/  
https://www.hcsp.fr/explore.cgi/Accueil
http://www.ligue-cancer.net
http://www.observatoiredelinfosante.co

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